Nouvel ouvrage du LATTS

Konstantinos Chatzis, Nathalie Montel et Antoine Picon proposent ici une édition critique des Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de France, ouvrage originellement publié en 1832 par les ingénieurs Gabriel Lamé, Benoît-Paul-Émile Clapeyron et les frères Stéphane et Eugène Flachat.

Site de l’éditeur : https://classiques-garnier.com/vues-politiques-et-pratiques-sur-les-travaux-publics-de-france.html

En 1832, quatre ingénieurs publient un livre intitulé Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de France. Ses auteurs, Gabriel Lamé (1795-1970), Émile Clapeyron (1799-1864), Stéphane Flachat (1800-1884) et Eugène Flachat (1802-1873), vont marquer l’histoire des sciences et des techniques et connaître la célébrité. Tandis que Lamé et Clapeyron contribueront à la mécanique et à la thermodynamique, Stéphane et Eugène Flachat participeront à la révolution ferroviaire. L’ouvrage qu’ils cosignent propose un regard d’ensemble sur les infrastructures de transport françaises. A la fois bilan et programme, il passe en revue les liaisons existantes et propose un plan d’ensemble des canaux et des chemins de fer à réaliser dans une perspective qui cherche à rapporter systématiquement l’excellence technique et la rentabilité économique à un progrès global de la société et de ses institutions, d’où l’accolement des qualificatifs de « politique » et « pratique » dans le titre du livre.

Souvent citées par les historiens et les géographes, les Vues de nos quatre ingénieurs se révèlent représentatives d’un moment clef du développement des infrastructures de transport en France, au moment où achève de se structurer une approche de celles-ci en termes de réseau et que les chemins de fer incarnent les promesses d’un avenir fait de mobilité généralisée. Simultanément, on est tenté d’y voir l’expression de tendances de fond de l'”aménagement à la française”, comme le goût des plans ambitieux parrainés par l’État ou encore la recherche d’un équilibre entre intervention publique et initiative privée qui donnera naissance à ce qu’il est convenu d’appeler l'”économie mixte”. Écrit par des auteurs en contact avec le saint-simonisme et pour l’un d’entre eux au moins, Stéphane Flachat, engagé fortement au sein de ce mouvement où s’entremêlent idéaux fortement teintés d’utopie et considérations pratiques sur des sujets qui vont des travaux publics au crédit bancaire, on peut enfin s’interroger sur ce que l’ouvrage doit à la doctrine et aux expériences saint-simoniennes. En se proposant d’être à la fois “politique” et “pratique”, visionnaire et concret, le livre semble fidèle à l’une des ambitions les plus constamment réaffirmées du saint-simonisme. Il contribue à poser du même coup avec une acuité particulière la question des relations entre utopie et réalisations technico-économiques.

Jamais réédité, ce livre clef n’avait pas non plus l’objet d’une étude approfondie. Les circonstances qui conduisent ses auteurs à se lancer dans cette entreprise se révèlent pourtant tout aussi révélatrices que les arguments qu’ils avancent et les projets qu’ils défendent. Le contexte dans lequel ils s’inscrivent, les infrastructures existantes auxquelles ils se réfèrent, les exemples étrangers qu’ils mobilisent afin d’appuyer leurs propositions permettent de mieux appréhender la genèse d’un certain nombre de projets clefs de l’aménagement à la française.

C’est cette lacune qu’entend combler cette édition critique. Une importante introduction propose tout d’abord un éclairage sur les personnalités et les trajectoires contrastées des quatre auteurs des Vues politiques et pratiques, ainsi que sur leurs contributions respectives à l’ouvrage. Replaçant ce dernier dans le cadre des débats techniques, économiques et politiques des premières années de la monarchie de Juillet, marquées par la tension récurrente entre libéralisme et autoritarisme, il révèle la position tout à fait particulière qu’occupe un livre qui cherche à concilier initiative privée et rôle coordinateur de l’administration des travaux publics.

Cette édition critique apporte par la suite une série d’éclairages sur le texte de Lamé, Clapeyron et des frères Flachat en apportant des précisions sur les hommes et les ouvrages mentionnés, sur les innovations techniques et les structures juridiques auxquelles il est fait référence, au moyen de notes conçues afin d’éclairer la lecture sans la gêner. Une bibliographie des ouvrages cités dans les Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de France, un ensemble de cartes donnant à voir les canaux et les chemins de fer réalisés ou projetés, et enfin un état des sources et des références viennent compléter cette édition.

L’interprétation du livre de Lamé, Clapeyron et des Flachat oscille ordinairement entre l’accent mis sur la dimension concrète des propositions qu’il contient et qui font figure de repère dans l’histoire des infrastructures de transport et des conceptions territoriales françaises, et l’insistance avec laquelle certains le font figurer parmi les ouvrages emblématiques du saint-simonisme. Qu’en est-il exactement ? Faut-il vraiment considérer les Vues politiques et pratiques comme une production issue de la mouvance saint-simonienne ? C’est avec l’ambition d’apporter des éléments de réponse à ces questions, ou plus précisément de fournir au lecteur toutes les informations lui permettant de se forger une opinion, qu’a été élaborée la présente édition critique. Celle-ci s’appuie sur une recherche originale menée dans des archives françaises et étrangères qui viennent jeter un jour nouveau sur un ouvrage à la fois célèbre et méconnu.

Les spécialistes d’histoire des sciences et des techniques pourront trouver de multiples raisons de s’intéresser à cette édition critique. Celle-ci apporte d’utiles précisions sur les itinéraires de Lamé, Clapeyron et des frères Flachat, dont les différences se révèlent tout aussi éclairantes que les intérêts qu’ils partagent. Tandis que Lamé et Clapeyron sortent du moule polytechnicien destiné à former des ingénieurs d’État — tous deux sont membres du corps des Mines —, les frères Flachat incarnent la figure montante de l’ingénieur civil travaillant dans un cadre essentiellement privé. L’aventure russe des premiers qui enseignent et construisent à Saint-Pétersbourg de 1820 à 1831 n’a pas d’équivalent chez les seconds. Entretenant des rapports différents avec la science, les uns et les autres se rencontrent toutefois autour d’un commun intérêt pour les canaux et les chemins de fer. L’introduction de Kostas Chatzis, Nathalie Montel et Antoine Picon révèle en particulier les liens qu’entretient la publication de l’ouvrage avec un projet de chemin de fer entre Paris et Rouen lui-même héritier d’un projet de canal entre ces deux villes. Elle éclaire surtout la filiation complexe entre canaux et chemins de fer ainsi que les débats à la fois techniques et économiques dont ils font l’objet.

Pour les historiens de l’aménagement et les géographes, Les Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de France présentent encore plus d’importance. Elles permettent de mieux appréhender l’état des voies de communication en France à la veille des transformations induites par le chemin de fer. Le projet d’ensemble qu’elles présentent participe d’autre part de l’émergence de la notion de réseau territorial qui va durablement marquer les pratiques d’aménagement territorial et urbain. C’est le territoire français moderne structuré par les grands réseaux d’infrastructures que contribuent à esquisser les quatre auteurs des Vues politiques et pratiques.

Concrètement, l’ouvrage propose d’établir un système national de voies de communication combinant réseaux de routes, de canaux et de chemins et de fer. Ce plan général d’infrastructures de transport se caractérise par le fait d’être à la fois multimodal et hiérarchisé : il envisage le creusement de canaux et la construction de chemins de fer comme complémentaires et lie leurs différents usages, au premier rang desquels les circulations de voyageurs et de marchandises. Le tracé de voies de communication nouvelles prend en considération tant la géographie physique du territoire national que la localisation des ressources minérales et des ports maritimes. La nécessité de créer des docks et entrepôts, à l’image de ce qui se pratique en Angleterre, y est également soulignée, ces nouveaux équipements faisant parties intégrantes de ce vaste plan de travaux publics destiné à désenclaver les régions françaises. Évalué à deux milliards de francs et prévu pour être exécuté en dix ans, cet ambitieux programme de grands travaux est aussi considéré́ comme un plan d’investissement, susceptible de servir de moteur de relance à une économie française en berne dans les premières années de la monarchie de Juillet.

Par-delà ces intérêts spécialisés, les Vues politiques et pratiques sont enfin susceptibles de rencontrer un lectorat beaucoup plus vaste intéressé par la genèse de la France moderne comme état-nation. Dans son livre de 2013, The Birth of Territory, consacré aux origines des conceptions territoriales modernes, le politologue et géographe britannique Stuart Elden n’accorde qu’une place marginale aux voies de communication. Celles-ci jouent pourtant un rôle essentiel dans de nombreux pays, à commencer par la France, qu’il s’agisse de contribuer à l’émergence de marchés nationaux ou de faciliter la mobilité des individus et par là même leur sentiment d’appartenance à une communauté beaucoup plus vaste que les paroisses, les pays et les régions qui l’avaient longtemps emporté sur des identités nationales floues et abstraites. Dans le cas français, les routes et les chemins de fer vont puissamment contribuer à cette “fin des terroirs” mise en évidence par l’historien américain Eugen Weber dans son livre éponyme qui prend pleinement effet dans les dernières décennies du XIXe siècle.

La matérialité des transformations induites par les travaux publics et les voies de communication, leur caractère “positif”, pour reprendre une expression en vogue au cours de la première moitié du XIXe siècle ne doit pas toutefois faire oublier que les nations dont elles facilitent l’émergence demeurent dans une large mesure des “communautés imaginaires”, ainsi que l’a montré avec justesse le politologue anglo-irlandais Benedict Anderson. Les travaux publics et les voies de communication contribuent à la construction de l’imaginaire collectif constitutif des identités nationales selon Anderson. Ils sont eux-mêmes inséparables d’un ensemble de représentations dont on peut faire l’histoire.

En même temps qu’elles s’inscrivent dans le contexte des premières années de la monarchie de Juillet, les Vues politiques et pratiques renvoient à cette entreprise beaucoup plus vaste de construction d’une identité nationale correspondant à un territoire spécifique. On peut s’interroger encore une fois sur la part d’utopie du plan d’ensemble qu’elles proposent. Il revient au même de questionner “le réel de l’utopie”, selon l’heureuse expression forgée par l’historienne Michèle Riot-Sarcey.

Qu’il s’agisse de sonder les origines de la France moderne, de réfléchir aux rapports entre planification et entreprise privée ou encore de s’interroger sur la capacité de l’utopie à imprégner des entreprises tout à fait concrètes de transformation du monde, Les Vues politiques et pratiques entrent en résonance avec de nombreux débats contemporains.

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