Quel urbanisme dans/pour les espaces ruraux ?

Yoan Miot, Elsa Vivant et Maryvonne Prévot ont dirigé et coordonné le numéro 59 « Quel urbanisme dans/pour les espaces ruraux ? » de la revue Territoires en mouvement

Lien  : https://journals.openedition.org/tem/10859

Depuis le milieu des années 2010, la question de l’action urbanistique dans les espaces ruraux a été mise à l’agenda par l’État à travers le déploiement successif de différents dispositifs incitatifs comme l’Atelier des Territoires, l’Appel à Manifestation d’Intérêt Centres-bourgs (en 2014), le programme « Petites Villes de demain » (2020) ou encore le programme « Villages d’avenir » (2023) couvrant autant des communes rurales que de petites villes polarisant l’espace rural. Ces dispositifs partagent le présupposé d’un manque d’ingénierie dans ces territoires qu’ils cherchent à pallier par un soutien financier et technique et par l’incitation faite aux professionnels et chercheurs à s’y intéresser. Ce présupposé est renforcé par le fait que beaucoup de communes rurales sont longtemps restées en dehors des instruments classiques de la planification urbaine et soumises au règlement national d’urbanisme (RNU).

Dans un contexte d’avènement d’une société urbaine, les territoires dits ruraux sont eux aussi traversés par les contradictions de la société contemporaine induites par les bouleversements sociaux, économiques, démographiques et environnementaux. Les effets de ces transformations sont, pour parties, propres aux espaces ruraux (Jousseaume, 2020), conduisant à une différenciation des situations (Talandier, 2008) entre des « campagnes productives en difficultés », des « campagnes vieillies en dépeuplement », des « campagnes périurbaines » et des « campagnes touristiques et résidentielles » (Hilal et al., 2011). D’autres renvoient à des problématiques territoriales rappelant des situations urbaines, tout en en renouvelant les cadres interprétatifs du fait des spécificités rurales. Par exemple, le dépeuplement dans un ensemble d’espaces ruraux du centre, du Nord et de l’Est de la France s’apparente à un processus de décroissance (urbaine) (Cauchi-Duval et al., 2016). Ces dynamiques sont également porteuses de contradictions. Le regain démographique du Sud et de l’Ouest de la France s’accompagne d’un vieillissement accru (Dedeire et al., 2011). Les espaces ruraux sont à la fois marqués par des formes de vacance et de dégradation immobilière dans leurs centres-bourgs et par une forte consommation foncière périphérique (Charmes, 2013 ; Melot et al., 2018). Le retrait territorial de l’État met en difficultés le maintien des activités de services (Chouraqui, 2020) alors même qu’elles constituent un facteur non négligeable d’attractivité (Talandier, 2013). La très faible densité et le renchérissement des coûts économiques associés à l’automobile renforcent les enjeux relatifs à la mobilité (Motte-Baumvol, 2007 ; Desjardins, 2008).

Dans ce contexte de mutations multiples, ce numéro spécial dresse un premier état des lieux des pratiques de l’urbanisme rural, considéré ici comme activité visant la transformation du cadre bâti et de la gestion des milieux dans les espaces ruraux (Boutet, 2004). Alors que certains auteurs plaident en faveur d’un urbanisme rural défini en opposition avec les pratiques de l’urbanisme dans l’espace urbain (Jousseaume, 2016 ; Boutet, 2004), ce numéro analyse comment les praticiens de l’urbanisme dans les espaces ruraux se saisissent des dispositifs existants et les réinventent. Ce faisant, ils contribuent au renouvellement de l’urbanisme et de la compréhension des dynamiques territoriales rurales et de leurs spécificités.

Les six articles composant ce numéro ont pour point commun, plus ou moins central et explicite, la question des spécificités et des méthodes d’intervention dans les espaces décrits comme ruraux. Le premier article, celui d’Annabelle Morel-Brochet, Emmanuel Bioteau, Alexandra Le Provost et Martine Long intitulé « Longuenée-en-Anjou, commune nouvelle : des villages qui doivent se penser comme une ville », analyse les recompositions institutionnelles générées par le processus de création d’une commune nouvelle. Les auteur·es montrent comment la fusion communale créé une tension entre les appropriations habitantes, les politiques et les projets du fait d’un basculement d’une collection de villages périurbains à une petite ville. Face à une organisation des services, des politiques et des pratiques structurées en villages périurbains, habitant·es et élu·es se questionnent sur la manière de faire territoire dans ce nouvel espace administratif. Le deuxième article, « (Re)mobiliser les acteurs autour d’un projet de territoire : un enjeu de méthode et de medium » par Elsa Vivant, traite des méthodes de construction d’un projet de territoire à travers une analyse de cas d’un espace rural du centre de la France où les professionnel·les de l’urbanisme cherchent à investiguer de nouvelles manières de faire pour à la fois changer le regard sur un espace rural dont les perceptions sont négatives mais également à enrôler les acteurs locaux dans une dynamique de développement. À partir d’une analyse des productions (maquette, carte, film…) approchées en termes d’objets intermédiaires (Vinck, 2009), l’autrice montre l’importance des enjeux de coopération dans l’engagement de nouvelles méthodes de travail. Le processus de travail organisé autour de la production collective de films de fiction questionne le rapport au territoire et les attendus d’un projet de territoire. Le troisième article, « L’urbanisme rural sous contrainte de croissance. Les périphéries rurales de Genève et Luxembourg sur le territoire français » de Joël Idt, Camille Le Bivic et Antoine Pauchon, documente les processus d’urbanisation dans des espaces ruraux marqués par une croissance démographique et une consommation foncière importante. Les auteur·es soulignent la prégnance d’outils d’urbanisme génériques malgré la spécificité du contexte rural et les difficultés posées par le morcellement institutionnel pour gérer et intervenir sur les problèmes générés par la croissance. Alors que les acteurs, pris isolément, ne disposent pas des capacités financières, institutionnelles, et techniques suffisantes pour agir, les auteur·es rendent compte d’une capacité de construction de coopérations fortes entre organisations et à différentes échelles territoriales. Le quatrième article, « La revitalisation des centres-bourgs en Livradois Forez, des projets d’urbanisme singularisés par le contexte d’intervention rural ? » de Yoan Miot et Sarah Dubeaux, étudie une expérience de revitalisation de centres-bourgs menés par un Parc Naturel Régional. Centrée sur l’échelle du projet d’urbanisme (alors que la littérature sur l’urbanisme rural s’est plutôt intéressée aux démarches de planification), l’article confirme des constats déjà documentés sur les singularités des démarches de planification en contexte rural tels que la faiblesse de l’ingénierie et des financements, et la forte proximité entre élu·es et habitant·es. Il dépasse ces constats en montrant comment l’activité des professionnel·les de l’urbanisme se recompose et qu’émerge ainsi une maîtrise d’ouvrage rurale, différente de la maîtrise d’ouvrage urbaine, face à des systèmes d’acteurs et des méthodes d’élaboration et de concrétisation des projets singularisés par le contexte rural. Le cinquième article, « Accompagner les initiatives citoyennes dans le cadre d’un projet de revitalisation d’une commune rurale : le cas de Volonne » de Séverine Bonnin-Oliveira et Emeline Hatt, analyse l’institutionnalisation de la participation des citoyen·nes dans le projet de revitalisation d’une commune rurale. Dans le prolongement de la réalisation d’un éco-quartier situé dans le centre-bourg, les deux autrices documentent un foisonnement d’initiatives habitantes dans une grande diversité de domaines. Ces initiatives apparaissent cependant fragiles par les formes qu’elles empruntent, par leur capacité à durer dans le temps mais aussi par la difficulté croissante pour l’institution communale et les élu·es de les coordonner, de les porter et les accompagner. Elles soulignent combien, comme ailleurs, la participation et l’engagement des citoyen·nes dans les projets et les politiques locales appellent à une transformation des rapports entre élu·es et citoyen·nes. Enfin, le dernier article, « L’opérationnalisation de la planification stratégique spatialisée sur le littoral corse au prisme de l’exercice urbanistique » de Véronique Venturini et Caroline Tafani est une proposition méthodologique pour identifier, au sein des territoires déjà urbanisés, des sites fonciers urbanisables. Face au constat d’une faible planification territoriale dans cet espace rural contraint que constitue la Corse, les deux autrices construisent des outils permettant de mieux identifier les espaces non urbanisés dans les tâches urbaines, ouvrant ainsi la possibilité d’une moindre consommation foncière.

Au-delà des questions de méthode, ces articles, de manière sous-jacente, montrent que si le rural est un concept recouvrant une diversité de types d’espaces, analyser l’activité de l’urbanisme à travers ce prisme territorial permet de rendre visible des pratiques et des activités singulières. En effet, dans ce numéro, les espaces ruraux étudiés par les auteur·es apparaissent écartelés entre deux pôles : d’un côté des espaces ruraux structurés autour de petites centralités marqués par des enjeux de revitalisation et d’un autre des communes sous influence urbaine confrontées à la gestion de la croissance et de la consommation foncière. Cependant, malgré cette diversité territoriale, des points communs sur les pratiques d’urbanisme apparaissent en filigrane. Premièrement, les systèmes d’acteurs, caractérisés par leur fragilité et par des compétences distribuées, passent nécessairement par la construction des coopérations. Au cœur de ces coopérations, apparaissent ainsi des acteurs relativement peu documentés – Parc Naturel Régional, Pays, agence d’urbanisme et agence départementale d’ingénierie territoriale, etc. – dans les analyses des processus de transformation de l’espace dans les territoires urbains. Ainsi, environ 40 % des Parcs Naturels Régionaux exercent des actions relevant du domaine de l’urbanisme (planification, action opérationnelle et expérimentation dans les domaines de la densification et la lutte contre l’étalement, de la revitalisation des bourgs et de la mobilité) (FPNR, 2014). De même et de longue date, les Conseils en Architecture Urbanisme et Environnement développent des actions d’urbanisme rural dans de nombreux départements. Il est remarquable que ces initiatives et réflexions sur l’urbanisme en milieu rural soit portées par des acteurs spécifiques et présents plus marginalement dans les espaces urbains.

Deuxièmement, dans un contexte de forte proximité entre élu·es et habitant·es, les professionnel·les de l’urbanisme investissent fortement la question des méthodes de travail pour enrôler et faire participer les acteurs locaux dans les processus de projet. Là encore, les études de cas montrent la capacité des acteurs – élu·es et technicien·nes – à solliciter des expertises ad hoc mais aussi à inventer des méthodes pour répondre à cet enjeu. Enfin, les articles de ce numéro révèlent que les acteurs en charge de la transformation et de la gestion des espaces ruraux réussissent à construire, avec et malgré les outils génériques de l’urbanisme, des projets et des actions répondant à une diversité d’enjeux, montrant, contrairement à l’appel à des instruments dédiés pour les espaces ruraux, la plasticité des cadres juridiques, techniques et économiques de l’urbanisme.

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